Braguino ou la communauté impossible

Le nouveau cycle de « discussions de la Chocolaterie », initié par  l’école de la Nature et du Paysage de Blois autour du thème « Sauvage » *, nous a convié  à la projection du film « Braguino ou la communauté impossible » de Clément Cogitore, au cinéma Les Lobis, et au débat animé par Lolita Voisin, enseignante à l’INSA Centre Val-de-Loire.

Au milieu de la Taïga sibérienne, une rivière lumineuse, au prime abord espace de liberté, voie de navigation et vivier pour la survie d’une famille, les Braguine, issue d’une communauté de vieux croyants orthodoxes. Le père s’est retiré du monde avec femme et enfants, trente ans auparavant, pour vivre en autarcie et en paix.

Surprise : pas de voix off stéréotypée, pas d’interviews dans ce documentaire qui se révèle très vite être une fable tragique, dans laquelle les silences ou la musique pèsent plus que les mots, comme dans un western. Seuls les regards immobiles des enfants nous font prendre conscience de la présence de la caméra et posent la question de l’étrange, du sauvage. Qu’est le sauvage dans ce monde reculé, inconnu, pour nous urbains ? Qu’est le sauvage pour l’autre, vivant à l’écart du monde ? S’il est donné, dès le début que les adultes ont eu et ont encore un contact avec notre monde moderne, les enfants, eux, sont nés dans la taïga, sont vierges de toute connaissance d’un monde extérieur. Qu’est le sauvage pour eux : les hordes de moustiques les attaquant sans cesse, provoquant ce frottement récurent des mains sur le visage ou cette équipe de cinéma débarquant chez eux ? Le patriarche, Sacha, nous donne très vite une piste : « Dans la forêt, le véritable danger est l’homme, imprévisible. » A 700 km de tout village, alors que Braguino n’est accessible que par hélicoptère après un très long périple, comment est-ce possible ? Peu à peu, à travers plans, phrases courtes, gestuelle, apparaît l’autre famille, les Killine, puis la barrière de bois de l’autre côté de la rivière, ce mur infranchissable. La fable se double d’un conte mythologique ou plutôt d’un drame shakespearien dans lequel les sœurs sont ennemies et la haine dominante ; l’histoire au point de vue unilatéral – jamais la caméra n’ira de l’autre côté – nous renvoie à nos peurs aussi bien ancestrales que contemporaines : la crainte de l’autre, de l’inconnu fantasmé ; la peur de notre dualité aussi, de la face sombre de chaque être humain, représenté ici par l’extraordinaire ressemblance physique des deux familles.

La rivière omniprésente est tantôt matrice, tantôt frontière, zone de joutes où les bateaux des deux camps zigzaguent en s’esquivant, le film prenant alors une dimension géopolitique. Les images d’une Sibérie immense, impitoyable, remontent à l’esprit, les camps du Goulag de l’URSS bien sûr, les exploitations minières, pétrolières,  et son fleuve Amour, frontière sensible entre l’extrême-orient russe et la Chine. Peu à peu, le sauvage n’est plus la taïga, la forêt ou l’ours, qui effraie pourtant l’équipe de  tournage, mais bien l’être humain avec tout ce qu’il a de plus irrationnel et de violent.  Le sauvage n’est pas la nature à dompter, mais bien le dompteur lui-même.

Nous ne sommes pas dans un conte de Grimm, malgré les tenues des fillettes, mais dans la réalité d’un capitalisme féroce ne laissant aucune place vierge sur ce monde « fini » qu’est notre planète. L’île, refuge-paradis-prison où les enfants jouent, s’épient sans jamais se mélanger dans une scène mémorable – où le meilleur et le pire sont à craindre – se révèle être la piste d’atterrissage de braconniers mercenaires russes, fortement armés et complices des Killine, attirés par l’appât du gain, l’exploitation d’une terre, d’une nature, d’une forêt que les Braguine veulent protéger, en vain. Que peuvent-ils faire contre ces chasseurs armés qui s’en prennent à la biodiversité – « les élans ont presque disparu » – s’approprient les terres, protégés par la loi du plus fort ?

La question de l’autarcie est d’emblée posée : dès le début du film, nous voyons que la famille possède des bateaux à moteurs (où trouvent-ils le carburant ?), des moyens de communication, de l’électricité, des armes, les enfants des vêtements de confection, etc… L’autarcie alimentaire existe sans doute, leurs maisons ont été construites par eux-même, mais la totale indépendance semble être une utopie au même titre que la recherche de paix. Certaines images, certains regards, en particulier ceux des enfants, font penser à l’isolement, volontaire mais aussi forcé, tant il y a réciprocité dans l’incompréhension, des gens du voyage, des migrants, des nomades, en quête d’un monde où vivre en harmonie, se heurtant à une autre culture.

Le film de Clément Cogitore se révèle être un réquisitoire, passant de l’optimisme au pessimisme et vice-versa, contre notre société consumériste et destructrice, isolant en stigmatisant les tribus, les nomades, les écologues et aspirant toutes les ressources de la terre jusqu’à la bascule finale.

Ce jeune et talentueux réalisateur, à l’issu de deux voyages en terre inconnue à quatre ans d’intervalles, réussit un film documentaire atypique, hors norme, où l’humour pudique est la politesse du désespoir, et dont on ne peut oublier les images puissantes et mélancoliques.

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©Clément Cogitore

« Braquino ou la communauté impossible »  sera diffusé sur Arte le 21 novembre à 00H10.

Exposition à l’espace « LE BAL », 6 impasse de la Défense 75018 Paris. Jusqu’au 25 décembre 2017.

Prix LE BAL de la Jeune Création avec l’ADAGP et co-produit par Seppia Film / Making Movies / Arte GEIE La Lucarne.

Mention spéciale du Grand Prix de la compétition internationale du FID Marseille.

* Programme des discussions de la Chocolaterie : http://www.ecole-nature-paysage.fr/cycles-de-discussions-2017-2018